Enquête sur les origines de Yhwh (2/5) : Yhwh en Canaan – Mythoscopia

Enquête sur les origines de Yhwh (2/5) : Yhwh en Canaan

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Dans la première partie de cette série de vidéos sur les origines de Yhwh, nous avions adopté l’hypothèse « madianite », qui faisait de Yhwh une divinité des nomades du Sud du Levant, divinité de l’orage, de la montagne et du désert. Si cette hypothèse se base sur des éléments historiques, elle n’est qu’une hypothèse. Mais elle paraît être la meilleure en l’état actuel de nos connaissances. Yhwh n’apparaît dans aucune liste de divinités ougaritiques ou cananéennes, ni dans l’épigraphie, l’archéologie ou dans des mentions extérieures. On peut ainsi en conclure que Yhwh n’est pas une divinité autochtone à Canaan mais qu’il y a été importé. C’est sur cette base que nous poursuivons notre enquête, pour chercher à comprendre comment Yhwh arrive en Canaan.

1. Canaan à la fin de l’âge du Bronze

Avant toute chose, il nous faut dresser un portrait du Levant à la fin de l’âge du Bronze, au xiie siècle AEC, au moment où il semble que le chemin des futurs Israélites croise celui de Yhwh.

La fin de l’âge du Bronze est une période charnière pour la région. Le territoire de Canaan est occupé par des cités-États gouvernées par des rois (ou roitelets selon l’importance de la cité) et assujetties à l’Égypte. Ces cités, comprenant entre 3000 et 4000 habitants, étaient dominées par une oligarchie exerçant une pression sociale sur le petit peuple localisé dans la ville basse et dans les zones agricoles. Mais au xiie siècle AEC, toute la structure de la région est déstabilisée, notamment par l’incursion des peuples de la mer, venus de la mer Égée, sur les côtes du Levant, qui contribue au déclin des empires égyptiens, assyriens et hittites.

Au xiie siècle, les cités du grand sud de Canaan comme Lakish restent sous le joug égyptien dans la province avec Gaza comme principale ville. Dans le reste du pays les cités-états  tombent les unes après les  autres.

C’est également à cette période que les Araméens s’implantent en Syrie, les Grecs en Asie mineure, et les Arabes dans la péninsule arabique. À cela il faut ajouter les expéditions punitives des Égyptiens qui fragilisèrent la région.

Dans ce contexte, pour Mario Liverani, il semblerait que des tensions socio-économiques secouent les cités de Canaan et entrainent l’endettement des paysans. Un phénomène de servitude à grande échelle émerge, car il est de coutume, pour une personne endettée qui ne peut rembourser ce qu’elle doit, de se faire esclave de son débiteur. Pour fuir cette réalité, des paysans se réfugient dans les montagnes, qui étaient le seul refuge possible pour eux, les pays voisins ayant multiplié les traités d’assistance réciproque. Dans ces montagnes, vivent déjà des pasteurs nomades d’origine étrangère, peut-être les fameux Shasou mentionné par l’épigraphie égyptienne. Nous avons déjà parlé des Shasou dans notre première vidéo. Les Shasou étaient en conflit avec l’Égypte, mais suite à l’affaiblissement de l’empire égyptien et son retrait progressif de Canaan, ces tribus nomades purent opérer des incursions dans ce territoire par le sud et l’est et s’implanter ainsi dans les montagnes environnantes, où ils côtoient les fugitifs cananéens. C’est l’addition de ces deux groupes qui formeraient ce que les sources épigraphiques nomment les ‘abiru. Leur première mention apparaît dans la correspondance de Tell el-Amarna datées du xive siècle AEC entre des roitelets cananéens et le pharaon égyptien, puis dans des textes émanant de tous les empires de la région (ougaritique, égyptien, mésopotamien, hittites, etc.). Ils y sont décrits comme des hors la loi, et des mercenaires à la solde d’autres cités-États :


Lab’aya [scil. roi de Sichem] est mort, lui qui prenait nos villes, mais voilà que maintenant, c’est Abdi-Kheba [scil. roi de Jérusalem] qui est comme un second Lab’aya et qui prend nos villes.

LA 27, du roi de Gat


Nous devrions peut-être faire nous aussi comme Lab’aya, qui livre Sichem aux mains de l’ennemi (‘abiru) ?

LA 37, d’Abdi-Kheba


Voilà que les deux fils de Lab’aya ont donné leur argent aux ‘abiru est aux Soutéens afin qu’ils mènent les hostilités contre moi ?

LA 94, de Meggido

Certains assimileront également les ‘abiru à un autre groupe similaire, sous le vocable sa.gaz, qui apparaît dès le xxie siècle AEC dans la région du croissant fertile, décrivant des groupes de pillards nomades.

Ces termes ne désignaient de toute façon pas une ethnie, mais plutôt un groupe social multi-ethnique de migrants fuyant leur condition, la famine et la guerre. On pourrait ainsi établir un lien entre ces ‘abiru et les futurs hébreux et ce pour plusieurs raisons : leur appartenance à la couche sociale inférieure ainsi que l’utilisation du terme « hébreu » dans la Bible visant à définir le caractère marginal et nomade de ce peuple. Et si nous ajoutons à cela la sonorité des termes on pourrait facilement penser que les hébreux furent originellement un des groupes ‘abiru. De plus le terme ‘abiru semble disparaître après le xiie siècle.

Si l’ensemble des ‘abiru ne purent être à l’origine des hébreux, les proto-hébreux sont sans doute issus des rangs des ‘abiru de la région.

Notons également que le terme « hébreu » n’est présent que dans la Bible et pourrait ainsi naître tardivement du terme ‘abiru. Cependant, cette hypothèse est contestée par de nombreux chercheurs, comme Rouault et Finkelstein.

Dans cette région déstabilisée politiquement, soumise aux razzia des ‘abiru, le petit peuple des cités se serait révolté contre la caste dirigeante. En effet, les fouilles archéologiques notent la destruction de certaines cités cananéennes, destruction non pas provoquée par des invasions, mais par des événements internes.

Prenons l’exemple d’Haçor, l’une des cités les mieux connues de Canaan à l’âge du Bronze, qui jouissait d’une prospérité économique due à son emplacement de carrefour de voies commerciales, à la richesse de son sol fertile et à sa proximité du fleuve Jourdain. Mais au xiiie siècle AEC, l’Égypte qui dominait la région perd de son influence.  C’est vers 1250 que la cité connut une violente destruction attestée par l’archéologie. La Bible attribue cette destruction à Josué, lors de la conquête de Canaan par les Hébreux sortis d’Égypte (Jos 11,10-11). La population de la ville, qui aux époques précédentes, était estimée à environ 15 000-20 000 personnes réparties entre la ville haute, le Tell, et la ville basse, diminue jusqu’à disparaître à la fin du xiiie siècle. Elle ne sera réoccupée que 150-200 ans plus tard. On pourrait alors sombrer dans la facilité et trouver une corrélation entre l’archéologie et le texte biblique, mais la vérité semble bien différente.

Selon Amnon Ben-Tor, directeur des fouilles de la cité depuis 1990, la situation d’Haçor, éloignée des côtes, ainsi que l’absence de traces d’occupation par les peuples de la mer excluent ces derniers de la responsabilité de la destruction de la ville. L’archéologue biblique exclut tout autant les empires et cités voisins, leur préférant un groupe de nomades, les proto-israélites, qui seraient à l’origine de la destruction et du renversement de la cité. Il compare ceci aux conquêtes de l’Empire romain par les peuples germaniques, la cité en déclin ne pouvant se protéger. Mais il s’appuie trop sur la Bible, occultant la fracture sociale et économique entre les habitants de la ville haute, l’oligarchie, et ceux de la ville basse. Une erreur que ne commet pas la co-directrice des fouilles, Sharon Zuckerman, qui explique la destruction de la cité comme la résultante de révoltes internes.

En effet, Sharon Zuckerman démontre qu’aucune arme n’a été retrouvée dans les rues, comme il est d’usage sur les sites ayant connu des combats. Seules traces de conflit, des incendies qui semblent violents et intenses. Un autre indice étaye l’hypothèse du soulèvement populaire, des statues de rois ou de divinités ont été retrouvées profanées, amputées et décapitées (comme à Haçor). Un procédé plus politique et social que guerrier. À titre de comparaison, les statues royales et religieuses françaises connurent un  sort identique lors de la Révolution. Et ceci concorde avec les textes bibliques dans lesquels les Cananéens jouissent d’une image exécrable auprès des Israélites. Canaan représenterait donc la servitude et l’oppression dont ils furent victimes, et dont ils se libérèrent. Si un tel soulèvement est possible, c’est à cause du recul de l’Égypte et de son soutien aux dirigeants des cités-États. Si l’Égypte n’intervient pas à Haçor, elle intervient dans le centre, comme l’atteste la stèle de Merenptah (1208 AEC), à Gézer et sa région qui s’est aussi révoltée.

Au xiie siècle, l’Égypte cède de plus en plus de terrain, ce qui permet à d’autres cités, comme Meggido, Lakish ou Beit Shéan de se révolter contre leurs dirigeants.  

C’est à cette époque que de nouveaux peuples s’installent dans les cités-États côtières et se mélangent aux populations locales : les Phéniciens, les Philistins et bien d’autres que l’on rattache aux peuples de la mer.

Parallèlement à l’effondrement des cités-États, les montagnes alentour se peuplent de petits villages. La nouvelle occupation des zones montagneuses est attestée par l’archéologie, notamment par les fouilles entreprises par Israel Finkelstein. Ainsi des poteries découvertes après l’implantation de ces nouveaux arrivants semblent identiques à celle découvertes dans les villes basses des cités-États déchues. On peut donc en conclure que le petit peuple des cités ce serait bien retranché dans les hauteurs. C’est là que serait né le peuple israélite. La stèle de Merenptah, paraît en effet situer le fameux peuple d’Israël – c’est la première mention de ce nom dans l’histoire – dans ces mêmes montagnes, au centre de Canaan. C’est pourquoi il faut sans doute penser que les Israélites sont issus de ces peuples des montagnes.

Dans ces hautes-terres du centre de Canaan, l’archéologie révèle une augmentation progressive du nombre de villages entre le xiie et le xe siècle. Les constructions sont modestes et rudimentaires, à l’image de leurs habitants. Plus de trace de castes ou d’oligarchie, l’urbanisme est homogène, sans grande demeure ni palais. Les Philistins installés dans la plaine côtière du Sud, font tampon avec les Égyptiens, qui ne semblent plus avoir de réelle influence à ce moment-là.  Dans les plaines du Nord, la civilisation cananéenne semble perdurer malgré tout.

C’est dans ce contexte modeste des hautes terres du centre que les petits royaumes israélites verront le jour aux xe-ixe siècles, nous y reviendrons plus loin.

Ce n’est qu’à ce moment-là que les proto-Israélites paraissent prendre possession de quelques cités de la plaine. L’exemple de Haçor, montre un schéma chronologique un peu différent. La réoccupation, d’après Amnon Ben-Tor, commence au xie siècle. Il ne s’agit que d’un regroupement de tentes ou de huttes rudimentaires, à l’instar des habitations bédouines, adjointes d’une aire cultuelle composée d’une table d’offrandes et de pierres dressées à l’emplacement des ruines de l’ancienne cité. Puis la population se sédentarise, érigeant un modeste village fortifié qui prospère et se développe au ixe siècle AEC, jusqu’à devenir un important centre administratif fortifié de la dynastie royale omride. Mais Haçor pose plusieurs problèmes : la datation des différents niveaux archéologiques est remise en question est doit sans doute être réévaluée à la baisse d’environ un siècle ; ensuite, il s’agit d’une cité très en périphérie des zones d’influences israélites du début de l’âge du Fer, et son histoire peut-être différente de ce qui se passe dans le centre de Canaan.

En effet, à  Meggido, fouillée par les archéologues Norma Franklin, Israel Finkelstein et Thomas Levy, après une couche de destruction partielle du xiie siècle, une reconstruction cananéenne marque la permanence de cette culture jusqu’au xe siècle. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’une nouvelle destruction partielle de la ville basse survient, vraisemblablement provoquée par une attaque des Israélites.  Le processus de réoccupation par le peuple des montagnes se poursuit progressivement jusqu’au ixe siècle, lorsque la dynastie omride, la première dynastie puissante du royaume, fortifie la ville et y construit le premier ensemble monumental.

Si nous avons dressé un tableau qui semble cohérent quant à l’émergence du peuple israélite,  les origines de ce peuple restent en grande partie mystérieuses. Les Israélites sont sans doute nés d’une une crise identitaire, d’un besoin de se différencier et de se concentrer. C’est peut-être dans ce contexte qu’apparaît Yhwh.

2. Des dieux cananéens au culte de Yhwh

2.1. L’arrivée de Yhwh en Canaan

La Bible hébraïque (Exode, Osée) rapporte que Yhwh devient le dieu d’Israël après la révélation sur le mont Sinaï et la conclusion de l’alliance. Ézéchiel dit lui que Yhwh a « choisi » Israël en Égypte. Bien que ces traditions ne s’accordent pas, elles narrent toutes une élection du peuple d’Israël par le dieu Yhwh, un peuple qui n’a pas toujours été son peuple.

Le nom même d’Israël est un indice : il contient l’élément théophore ‘el, qui est à rapprocher du nom du dieu créateur et chef du panthéon ougaritique, un panthéon qui est adoré dans l’ensemble du Levant. L’étymologie du nom d’Israël est discutée : il pourrait signifier « qu’El combatte », ou bien « El est juste », ou encore « qu’El règne ». Dans tous les cas, il semble que ce peuple qui surgit dans les sources historiques au xiiie siècle AEC, paraît s’être placé à l’origine sous la protection du dieu El. Il s’agit probablement d’une coalition de clans ou de tribus, issue des ‘abiru et des shasous, qui vénérait comme El comme dieu tutélaire. La Bible elle-même garde la trace de la vénération d’El avant celle de Yhwh. En Gn 12—50, le nom du dieu apparaît à une fréquence de 1,06 pour 1000 mots ! En Gn 33,20, Jacob érige un autel pour El, dieu d’Israël, à Sichem.

Aux côtés d’El, les Cananéens et les proto-israélites vénéraient également d’autres dieux et déesses, comme Baal-Hadad, Ashérah, Mot ou Yam, qui sont ses descendants.

Parallèlement à ce tableau religieux de Canaan, dans le nord de la péninsule arabique, Yhwh paraît être déjà vénéré,  peut-être comme une divinité de la métallurgie, comme le suggère Nissim Amzallag, mais de toute façon comme un dieu de l’orage et des steppes. En tant que tel, Justin Kelley émet l’idée que Yhwh possédait un arc comme attribut, comme plusieurs passages bibliques le suggèrent, arc qui aurait été divinisé ensuite sous le nom de Qos, le dieu vénéré en Édom. En effet, le dieu édomite n’est jamais mentionné dans la Bible, même si les royaumes d’Édom et d’Israël sont considérés comme frères (Jacob et Ésaü). Il est possible que Yhwh et Qos n’aient été au départ qu’une seule et même divinité, Qos n’étant qu’un attribut de Yhwh, mais lorsque les royaumes se sont affirmés, à partir du ixe-viiie siècle, chacun est parti avec sa forme du dieu.

Mais alors, comment Yhwh a-t-il trouvé sa place dans le panthéon israélite ? Une première hypothèse a émergé dans la recherche historique, pour tenter de trouver une certaine historicité au récit de l’Exode. Certains chercheurs ont avancé l’idée d’un retour d’un petit de groupe de Cananéens établi en Égypte. Lors de leur trajet, ils seraient passés par Madian et y auraient adopté le dieu local Yhwh, qu’ils auraient alors importé en Canaan à leur arrivée aux alentours de 1200 AEC. Si cette hypothèse est évidemment possible, elle pose quelques problèmes : comment un petit groupe de personnes, venant de l’étranger, a-t-il pu influencer par la suite tout un peuple ? Il existe une hypothèse plus simple, développée notamment par Thomas Römer. Nous avons déjà admis l’idée que Yhwh, dieu de l’orage, dieu guerrier, serait plutôt originaire du territoire de Madiân ou d’Édom et qu’il avait été adopté par un groupe parmi le peuple que les Égyptiens nomment shasou. Certains de ces shasou semblent, à la fin de l’âge du Bronze, au moins entrer en contact voire nouer des liens avec les ‘abiru dans le sud de Canaan. Si l’on revient au texte biblique, le récit de la théophanie du Sinaï (Ex 19—24), qui bien que relativement récent, garde sans doute des traces de traditions anciennes, se réfère aux Hébreux sortis d’Égypte comme devenant le « peuple » (עָם) de Yhwh. Ce terme de « peuple » indique un lien de parenté très fort, de type clanique, voire guerrier, au sens de « troupe ». Le texte de l’Exode privilégie ce terme à l’emploi du nom Israël. Il faut sans doute y voir une distinction originelle entre ce « peuple » indéterminé, constitué de shasou/’abiru, mais qui scelle le premier une alliance avec le dieu Yhwh, et Israël, qui adoptera le dieu dans un second temps. Le « peuple de Yhwh » paraît avoir adopté ce dieu pour des raisons guerrières, un dieu auquel il attribue le recul contre l’Égypte, qui dominait jusque-là le Levant. Suite à ce recul, la circulation est rendue plus libre entre le sud et les montagnes cananéennes. Ce ne serait alors que dans ce deuxième temps que le « peuple de Yhwh » aurait introduit ce dieu dans les montagnes judéo-éphraïmites où se trouvait Israël. C’est peut-être ce que reflète Dt 33,2-5 :



וַיֹּאמַר יְהוָה מִסִּינַי בָּא וְזָרַח מִשֵּׂעִיר לָמוֹ – הוֹפִיעַ מֵהַר פָּארָן […]׃ אַף חֹבֵב עַמִּים כָּל־קְדֹשָׁיו בְּיָדֶךָ וְהֵם תֻּכּוּ לְרַגְלֶךָ יִשָּׂא מִדַּבְּרֹתֶיךָ׃ תּוֹרָה צִוָּה־לָנוּ מֹשֶׁה׃ מוֹרָשָׁה קְהִלַּת יַעֲקֹב׃ וַיְהִי בִישֻׁרוּן מֶלֶךְ בְּהִתְאַסֵּף רָאשֵׁי עָם יַחַד שִׁבְטֵי יִשְׂרָאֵל׃


Il dit : Yhwh vient du Sinaï et il s’est levé depuis Séïr pour eux. Il a resplendi depuis le mont Paran […]. Il aime aussi des peuples. Tous leurs saints sont dans ta main. Ils se sont couchés à tes pieds pour recueillir tes paroles. Moïse a ordonné pour nous une loi. Elle est la possession de l’assemblée de Jacob. Et il devint un roi pour Yeshouroun lors du rassemblement des chefs du peuple avec les tribus d’Israël.

Le dernier verset paraît faire allusion à une union entre les chefs du « peuple de Yhwh » et les tribus regroupées sous le nom d’Israël. Est-ce à ce moment-là que Yhwh devient le dieu d’Israël ? Cela semble s’être produit au début de la royauté, lorsque les tribus réinvestissent certaines cités (Jérusalem, Sichem) pour créer des sortes d’États dimorphes, à la fois tribaux et urbains, au début du premier millénaire AEC.

Que peut-on dire de la suite de l’histoire ? Nous savons que Yhwh deviendra, au moins au ixe siècle, mais peut-être avant, le dieu national du royaume d’Israël et de celui de Juda. Il s’agit en tout cas d’un long processus. Que les tribus israélites aient adopté Yhwh comme Dieu dès cette période est une relecture historiographique. Aucun des patriarches, aucun des « Juges », ni aucun des premiers rois ne portent un nom yahwiste (sauf Josué et Jonathan). Ceci dit, même lorsque le culte de Yhwh a pris de l’importance, on constate des différences dans les deux royaumes. Comment les expliquer, et comment Yhwh s’impose-t-il dans ces deux États ?

2.2. Les débuts du culte de Yhwh, entre légende et histoire

Avant le premier millénaire AEC, la religion des tribus qui reforment des embryons d’États en Canaan est toujours typiquement cananéenne. En témoigne les toponymes Anatoth (d’Anat), Baal Peraçim (Baal), Beth Dagôn (Dagon), Beth-El (El), Jéricho (Yarihu), Jérusalem (Shalimu), Beth Shèmesh (Shamash). L’archéologie montre aussi, au travers de représentations de divinités, qu’il n’y a pas de différence entre les cultes cananéens et les cultes de tout le Levant. Le chef du panthéon est El, les autres divinités lui étant subordonnées. Yhwh ne ferait alors que s’insérer dans ce panthéon, comme ‘elohim, un fils d’El. Il est possible que l’un des premiers sanctuaires yahwistes de la région ait été établi à Shilo. Le livre de Josué indique qu’à l’époque de la conquête – mythique – de Canaan, la maison de Yhwh se situait à Shilo. Même si le texte de Josué est tardif (vie siècle AEC), il garde sans doute le souvenir d’un sanctuaire dans cette localité située en Éphraïm, dont l’importance entre l’âge du Bronze et du Fer est confirmée par l’archéologie. Le site est détruit vers 1050 AEC, peut-être à cause d’une attaque des Philistins, puis repeuplé entre le viiie et le viie siècle. L’importance de ce lieu et de sa destruction a préoccupé les auteurs bibliques, ce qui confirmerait que la ville hébergeait un sanctuaire consacré à Yhwh.

Shilo joue un rôle important dans la Bible, notamment car elle est le lieu où Samuel, le prophète chargé par Yhwh d’oindre Saül comme premier roi d’Israël, a commencé sa vocation. La vision neutre, voire positive – ce qui est rare pour un sanctuaire du Nord – de Shilo dans le texte biblique s’explique, pour Thomas Römer, par la reprise d’une tradition ancienne, liée à un souvenir historique du sanctuaire yahwiste.

Nous venons de mentionner Saül, premier roi d’Israël, a qui succèderont David et Salomon. L’historicité des premiers rois d’Israël et de Juda est un problème complexe. En dehors de la Bible, nous ne possédons aucune mention de ces rois. La stèle de Tell Dan (viiie siècle) fait bien allusion à une « maison de David », mais cela ne dit rien sur la figure historique du roi, sinon que les rois de Juda se revendiquaient de sa descendance. Cependant, la date proposée pour la naissance de ces royaumes coïncide avec le passage du Fer I au Fer II (c. 1000 AEC), au cours duquel les royaumes du Levant se forment (Moab, Ammon, Aram). Le fait qu’un « royaume » israélite naisse dans la zone d’influence des Philistins, comme le raconte la Bible, est certainement un élément historique. Mais l’archéologie ne confirme pas ce grand royaume majestueux décrit par la Bible. Il faudrait plutôt parler de proto-royaume informe et instable. Nous reprendrons, par commodité, les noms des rois bibliques, faute de mieux, en gardant à l’esprit que s’ils ont existé – ce qui est loin d’être sûr – ils ne correspondent de toute façon pas à l’image que les textes en donnent.

Le premier roi sur le territoire qui nous intéresse est Saül d’après la Bible, à qui son fils, Ish-Baal succède (2S 2,8-9). Le texte nous informe qu’il règne « vers » Galaad, sur les Ashérites, sur Izréel et « sur » Ephraïm et Benjamin. Le changement de préposition pourrait indiquer que le royaume couvre les territoires d’Ephraïm et de Benjamin, mais que son influence s’étend sur les autres territoires. Ainsi, le royaume de Saül correspondrait à l’Israël présupposé dans la stèle de Merenptah. Mais Saül avait-il déjà Yhwh comme dieu tutélaire ? Les noms de ses enfants semblent indiquer que non. Il a bien un fils, Jonathan (« Yhwh a donné ») qui porte le nom du dieu, mais son autre fils, Ish-Baal et son petit-fils, Méphibaal portent des noms théophores en Baal. Il paraîtrait alors que le culte de Yhwh n’était pas encore prépondérant.

David, le rival de Saül et qui prendra sa place, est donné comme originaire d’Hébron, dans le sud de Canaan. Il s’empare ensuite de Jérusalem, qui n’était encore qu’une ville modeste (4 à 6 ha), pour en faire sa capitale. Il était vraisemblablement un vassal des Philistins. D’après le deuxième livre de Samuel, c’est lui qui fait entrer Yhwh à Jérusalem. Cela suggère que Yhwh était un dieu tutélaire pour David (ou au moins pour le clan qui vivait dans la région d’Hébron). Le culte de Yhwh aurait été alors mieux implanté dans le sud que dans le centre et le nord. Mais David ne fait pas construire de temple pour son dieu. Cela pose question. Était-ce parce qu’un sanctuaire, consacré à une autre divinité et dans lequel David place Yhwh, existait déjà à Jérusalem ?

D’après la tradition, c’est Salomon, le fils de David, qui fait construire un temple pour Yhwh à Jérusalem. Mais le texte biblique ne nous est que de piètre secours, tant il est soumis aux différentes strates de rédactions successives (entre le viie et le vie siècle au moins). Une chose est sûre, le grand « Empire » salomonien n’a jamais existé ! Quant au roi lui-même, les historiens sont partagés. Mais peu importe pour ce qui nous concerne. Le texte qui décrit la construction du temple (1R 6—8) est complexe et pas toujours compréhensible (en témoignent les différences importantes entre le texte hébreu et sa traduction en grec). Pour Konrad Rupprecht, plutôt qu’une construction ex nihilo, le temple de Salomon serait la construction d’une annexe pour Yhwh à un temple préexistant pour un autre dieu (cf. 1R 6,5.7). Ce dieu pourrait être un dieu solaire : Shalimu, le dieu du soleil couchant, qui donne son nom à Jérusalem, ou Shamash, le soleil lui-même. Selon Othmar Keel, Shamash est souvent représenté comme un juge adjoint des dieux Droit (sedeq) et justice (mispat), comme l’illustre par exemple un sceau du viie siècle retrouvé dans un tombeau à Jérusalem. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect.

Il n’est pas rare, dans tout le Proche-Orient, que le culte d’une divinité solaire soit le culte principal (Amon-Râ en Égypte par exemple) : le soleil est créateur, il donne la vie. C’est lui aussi qui est garant de la justice. Il n’est pas rare non plus de constater une vénération conjointe entre un dieu solaire et un dieu de l’orage, comme Yhwh. Pour résumer, même au début de la monarchie, Yhwh n’est qu’un élément du panthéon, même si progressivement, il deviendra la divinité principale, assimilant des attributs d’autres divinités. Mais, fait assez exceptionnel, Yhwh devient la divinité principale de deux royaumes : Israël et Juda.

Si, il faut le redire, le grand royaume uni sous David est purement mythique, de même que sa division à la suite du règne de Salomon, le fait que les deux royaumes israélites partagent le même dieu tutélaire semble indiquer qu’à une époque proto-monarchique, des territoires de Juda, de Benjamin et d’Éphraïm ont dû se trouver associer d’une manière ou d’une autre. Mais il n’est pas question d’y voir un pouvoir fort, plutôt une domination temporaire d’un pouvoir sur d’autres. Et quand ce pouvoir a disparu, deux entités étatiques sont nées : Israël au nord, et Juda au sud.

Une trace de cet événement est peut-être à chercher du côté de l’Égypte. Une inscription du temple de Karnak datant du règne de Sheshonq I (943-922) décrit une campagne victorieuse du pharaon en Canaan. Il y présente les villes prises, qui appartiennent toutes à la plaine côtière ou au régions du Nord. Juda est épargné, peut-être parce qu’une alliance avait été signée entre le roi de Jérusalem et Sheshonq. C’est sans doute à ce moment là, un courte durée pendant laquelle les régions d’Éphraïm et de Benjamin sont affaiblies, que les Judéens prennent temporairement la domination sur les Israélites, y important leur dieu tutélaire, Yhwh. Au début du ixe siècle, les deux royaumes se sont à nouveau retrouvés séparés.

Les deux embryons de royaume auraient ensuite gardé le même dieu. Cependant, les cultes de Yhwh dans le nord et le sud se manifestent de diverses manières. À une époque plus récente, au viiie siècle AEC, des inscriptions de Kuntillet Ajrud indique clairement un Yhwh de Samarie et un Yhwh du Témân, c’est-à-dire du « Sud ». Nous reviendrons sur ce sanctuaire. Il convient donc d’étudier les différences qui émergent entre le culte yahwiste du royaume du Nord et celui du Sud.

Dans un contexte géopolitique chaotique, l’implantation de Yhwh en Canaan semble suivre celle des shasou et des ‘abiru. Mais si nous ne possédons que peu d’informations sur le développement de son culte avant la période monarchique (ixe-viiie siècles), nous pouvons néanmoins en conclure que Yhwh s’intègre progressivement au panthéon cananéen et se développe conjointement à la royauté. C’est ce que nous développerons dans notre prochaine vidéo.

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