Enquête sur les origines de Yhwh (1/5) : Un Dieu nomade – Mythoscopia

Enquête sur les origines de Yhwh (1/5) : Un Dieu nomade

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« Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre. »

C’est ainsi que s’ouvre la Genèse, le premier livre de la Bible. Le texte indique que dès l’origine, Dieu est seul et omnipotent. Il n’est même pas la peine de lui donner un nom propre : c’est Dieu. Pourtant, ‘ĕlōhîm, le mot hébreu qui est utilisé dans ce verset pour nommer Dieu, est particulier. Il peut être compris comme un terme générique pour qualifier un dieu en général. Mais sa caractéristique première est d’être un mot à la fois singulier et pluriel (seul le contexte peut le déterminer) ! On retrouve sans doute, avec l’utilisation de ce mot, l’idée d’un syncrétisme, d’une fusion de plusieurs dieux en un seul. En effet, au début de l’âge du Fer, au IIe millénaire avant notre ère, lorsque les Hébreux apparaissent sur la scène de l’orient méditerranéen, ils sont polythéistes, comme tous leurs voisins… D’ailleurs, la Tanakh, la Bible hébraïque, qui correspond pour les chrétiens à l’Ancien Testament, garde des traces de ce polythéisme. Par exemple, plusieurs théonymes, c’est-à-dire des qualificatifs attribués à dieu, émaillent le texte : El ‘Elyôn (le « dieu très haut » ; Nb 24,16), El Shaddaï (le « dieu de la montagne » ; Gn 17,1), El Béthel (le « dieu qui est apparu » ; Gn 31,13) ou encore Baal Berît (Jg 8,33). À l’exception de ce dernier, ces noms sont tous rattachés au Dieu unique. Mais il s’agit probablement au départ de plusieurs divinités du panthéon hébraïque confondues lors de la rédaction des textes bibliques – assez tard dans l’histoire des Hébreux – en un seul Dieu.

Par ailleurs, plusieurs textes de la Tanakh présentent Dieu comme faisant partie d’une assemblée de dieux. Citons par exemple le premier verset du psaume 82 :

« Dieu (‘ĕlōhîm) s’est dressé dans l’assemblée divine, Au milieu des dieux, il juge. »

Ou encore les verset 6 à 8 du psaume 89 :

« Que les cieux célèbrent cette merveille, Seigneur (Yhwh) ! Et ta loyauté dans l’assemblée des saints. Qui donc là-haut est égal au Seigneur (Yhwh) ? Qui ressemble au Seigneur (Yhwh) parmi les dieux ? Dans le conseil des saints, Dieu est grandement redoutable, Plus terrible que ceux qui l’entourent. »

Il ne s’agira pas de décrire ici comment les hébreux sont devenus monothéistes, que ce soit à l’époque de Moïse, comme le dit la Bible, ou sans doute bien plus tard, au VIIe siècle avant notre ère. Notre enquête va s’intéresser aux origines de ce dieu qui s’impose finalement à tous les autres, et qui paraît être étranger aux hébreux ! Son nom n’apparaît en effet jamais dans les sources judéennes ou israélites du IIe millénaire avant J.-C.

La signification du nom

Le nom hébreu de ce dieu est étrange. Il est composé de quatre lettres, appelées tétragramme : יהוה (yod-heh-vav-heh). Il ne s’agit que de consonnes, puisque l’alphabet hébreu, comme l’alphabet arabe, ne possède pas de voyelles. Ce nom est d’autant plus mystérieux que, dès le IIIe siècle avant notre ère, il n’est plus prononcé lors de la lecture de la Bible ! En effet, dans une religion monothéiste, il ne convenait pas que dieu possède un nom propre, qui aurait suggéré un besoin de le distinguer d’autres divinités. Et d’autre part, il était interdit de prononcer « en vain » le nom de dieu, d’après les Dix commandements, et le meilleur moyen pour cela était de ne plus le prononcer du tout !

Pourtant, Dieu a un nom ! Et nous possédons quelques indices sur la façon dont ce nom était vocalisé à l’origine. La première syllabe devait se prononcer « Yah », comme dans les prénoms Yirmĕyāhû (Jérémie), Yĕša’yāhû (Esaïe), ou encore dans l’exclamation hallĕlû-yāh (« louez Yāh »). Quant à la deuxième syllabe, il est probable qu’elle ait été au départ prononcée « û » ou « ô », donc « Yahû » ou « Yahô » avant de glisser vers une prononciation plus tardive en « vé » (« Yahvé »). Ce glissement a sans doute eu pour but de rapprocher le nom de dieu de la racine hébraïque היה (heh-yod-heh), qui signifie « être ». Yahvé devient ainsi « celui qui fait être », celui qui crée. C’est comme cela par exemple que le chapitre 3 de l’Exode, que nous lirons plus loin, explique le nom de Dieu.

Mais était-ce la signification première du nom ? Le débat fait rage chez les spécialistes. Thomas Römer, professeur à l’Université de Lausanne et au Collège de France, dans un livre paru en 2014, propose une piste pour traquer l’origine du tétragramme qui compose le nom de dieu. Ces quatre lettres peuvent être mises en rapport avec la racine sud-sémitique, הוי (heh-vav-yod), qui a trois significations : « désirer », « tomber » et « souffler ». Les sens de « désirer » et « tomber » sont d’ailleurs attestés dans l’hébreu biblique. Seul le troisième ne l’est pas. Peut-être car il est réservé au seul nom de dieu. En effet, dans tout l’Ancien Testament, les interventions de Dieu sont rattachées à des phénomènes météorologiques violents (le déluge, les nuées, le feu qui tombe du ciel). Par ailleurs, les références au « souffle de dieu » sont légions dans la Bible. Par exemple, en Ez 37,9-10 :

Il me dit : « Prononce un oracle sur le souffle, prononce un oracle, fils d’homme ; dis au souffle : Ainsi parle le Seigneur Dieu (Yhwh) : Souffle, vient des quatre points cardinaux, souffle sur ces morts et ils vivront. » Je prononçai l’oracle comme j’en avais reçu l’ordre, le souffle entra en eux et ils vécurent ; ils se tinrent debout : c’était une immense armée.

On voit ici que le souffle est intimement lié à Dieu et à son nom. Cette explication semble la meilleure en l’état actuel de nos connaissances. Cependant, elle pose encore quelques problèmes, comme la rareté des noms divins formés sur une conjugaison dans le monde sémitique ancien. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas…

Selon cette étymologie d’origine sud-sémitique, Yhwh serait donc au départ une divinité du sud du Levant. D’ailleurs, le seul texte de la Bible qui donne une sorte d’explication du nom de dieu se déroule dans cette région, précisément en un territoire nommé Madiân. Il s’agit de l’épisode de la vocation de Moïse, au chapitre 3 de l’Exode. Replaçons-le dans son contexte. Moïse a été chassé d’Égypte après avoir commis un meurtre. Il trouve alors refuge chez les Madianites. Un jour qu’il garde le troupeau de Jethro, son beau-père, prêtre de Madiân, Moïse est appelé par « l’ange du Seigneur » sous la forme d’une « flamme de feu, du milieu d’un buisson » (3,2). Étonné car le buisson ne se consume pas, Moïse s’approche et c’est alors dieu lui-même qui l’interpelle « du milieu du buisson », tout en lui recommandant de garder ses distances (3,4-5). Dieu lui intime ensuite l’ordre de retourner en Égypte, pour en libérer son peuple (3,10). Lisons la suite du texte :

(11) Moïse dit à Dieu (‘ĕlōhîm) : « Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d’Égypte les fils d’Israël ? (12) – Je suis avec toi, dit-il. Et voici le signe que c’est moi qui t’ai envoyé : quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. » (13) Moïse dit à Dieu : « Voici ! Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : Quel est son nom ? – Que leur dirai-je ? » (14) Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je serai. » Il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Je suis m’a envoyé vers vous. » (15) Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Le Seigneur (Yhwh), Dieu de vos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est là mon nom à jamais, c’est ainsi qu’on m’invoquera d’âge en âge.

Ce texte est énigmatique, notamment car Yhwh, qui dévoile ici pour la première fois son nom, semble être bien implanté dans la région de Madiân. Et même s’il se revendique le dieu des Israélites, il éprouve le besoin de se présenter à nouveau, comme si son culte avait été oublié ! À moins que Yhwh ne fut au départ un dieu étranger aux premiers hébreux, avant que ceux-ci ne l’incluent dans leur panthéon et finalement en fassent un dieu absolu. La question est donc de savoir où se situe exactement Madiân, le territoire qui semble être la demeure de Yhwh…

 

 

L’origine géographique

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur les origines géographiques de Yhwh. Certains ont cru la trouver en Syrie, mais les preuves ne sont pas convaincantes et, si l’on suit la piste étymologique ainsi que la Bible, Yhwh vient plutôt du Sud…

La piste de Séïr

C’est en Égypte que notre enquête se poursuit… Un exemplaire du Livre des morts daté d’entre 1330 et 1230 avant J.-C. pourrait évoquer la forme abrégée de Yhwh, Yah, ce qui serait alors la plus ancienne mention du dieu. Ce nom, Yah, qui est par ailleurs le nom du défunt à qui appartenait ce papyrus, pourrait être un toponyme (le lieu d’origine de cette personne serait devenu son nom propre). On retrouve en effet le nom Yah sur les listes de deux temples égyptiens, Amara et Soleb, qui recensent des peuples étrangers. Et parmi ces peuples, les Shasou, des bédouins qui vivaient à l’est de l’Égypte. Plusieurs territoires sont mentionnés pour ces Shasou, et l’un attire particulièrement l’attention : t3 š3św yhw3, « Terres des Sahsou de Yhwa(h) » ou « Yhwa(h) dans le territoire des Shasou ».

Inscription du temple de Soleb, Égypte. Nouvel Empire.

Yhwa(h) semble être ici un terme géographique, sans doute une montagne, mais potentiellement aussi un nom divin. Il est difficile de déterminer avec précision les limites du territoire des Shasou, et donc la localisation de ce lieu lié à Yhwa(h)/Yhwh. Mais dans la même liste, un territoire bien connu des lecteurs de la Bible est aussi mentionné : t3 š3sw sˁr, « le territoire shasou de Séïr ». Or ce mont Séïr apparaît dans d’autres documents égyptiens en tant que territoire d’origine des Shasou, et certains de ces textes permettent de préciser sa localisation. En effet, on y trouve le terme n3 ṯswt, « les crêtes », qui feraient partie du paysage du territoire Shasou. Pour Alexandre Vassiliev, dans un article paru en 2006, ce terme fait référence aux dunes que l’on trouve dans la région du Wadi Arabah, en Jordanie actuelle.

Ainsi, les attestations épigraphiques égyptiennes font apparaître ce peuple Shasou dans le nord de la péninsule arabique, au nord-est du Sinaï, au début de l’âge du Fer, ce que confirme l’archéologie. Mais il est également probable, nous y reviendrons plus loin, que leur territoire s’étendait également plus au sud, le long de la côte orientale du Golfe d’Aqaba. Il faut en effet bien considérer que le terme « Shasou » ne désigne pas un peuple unique et organisé. Il s’agit plutôt d’une appellation générique par les Égyptiens de tribus nomades vivant dans ces régions. Et c’est probablement parmi ces Shasou que se trouvait un groupe dont le dieu tutélaire était Yhwh.

Plusieurs textes de la Bible, en plus de l’extrait de l’Exode que nous avons lu plus haut, attestent de cette origine sudiste de Yhwh. Tout d’abord, dans le Deutéronome (33,1-2), un psaume attribué à Moïse dit :

Voici la bénédiction que Moïse, l’homme de Dieu, prononça sur les fils d’Israël avant de mourir. Il dit : « Le Seigneur (Yhwh) est venu du Sinaï, pour eux il s’est levé à l’horizon, du côté de Séïr, il a resplendi depuis le mont Parân ; il est arrivé à Mériba de Qadesh ; de son midi vers les Pentes, pour eux. »

La fin du verset est complexe et les traductions diffèrent largement. Le terme de « pentes », retenu ici par la Traduction Œcuménique de la Bible, peut être en tout cas mis en relation avec les sources égyptiennes qui font mention des n3 ṯswt (« les crêtes ») en territoire Shasou, comme nous l’avons vu plus haut.

Dans le chapitre 5 du livre des Juges, aux versets 4 et 5, on trouve :

« Seigneur (Yhwh), quand tu sortis de Séïr, quand tu partis de la steppe d’Édom, la terre trembla, les cieux ont déversé, les nuées ont déversé de l’eau. Les montagnes s’affaissèrent devant le Seigneur (Yhwh) du Sinaï, devant le Seigneur (Yhwh), le Dieu d’Israël. »

Un texte à peu près similaire figure au psaume 68,8-9 et 18 et dans le livre d’Habaquq au chapitre 3,3 et 10a. Tous indiquent une « sortie » de Yhwh en Séïr, qui serait donc son lieu d’origine.

Essayons de localiser plus précisément ce territoire… La région de Séïr se situe à l’est du Sinaï, au nord de la péninsule arabique, en territoire que les Égyptiens attribuent aux Shasou, et qui se situerait aujourd’hui en Jordanie. Le mot hébreu séïr signifie « poilu » et s’applique, en tant que terme géographique, à une région forestière d’un territoire plus vaste nommé Édom. Plus précisément, Séïr désigne la montagne qui va du Wadi el-Hasa (au sud-est de la mer Morte), jusqu’au golfe d’Aqaba (Eilat). Le territoire d’Édom, lui s’étendrait du sud du Néguev jusqu’au désert jordanien. Cependant, dans la Bible, les termes Séïr et Édom sont souvent utilisés comme synonymes.

Une autre source peut nous aider à y voir plus clair quant à la localisation de Séïr/Édom. À Kuntillet Ajrud, dans l’ancien royaume de Juda (le plus au sud des deux royaume hébreux), un site d’occupation remontant probablement au règne de Jéroboam II (786-746 a.C.) a été identifié. Si certains y voient un caravansérail, d’autres préfèrent interpréter le bâtiment comme un sanctuaire à cause des images, des prières et des inscriptions qui y ont été relevées. Un fragment d’inscription écrite sur un mur en plâtre y a été découvert à l’entrée de la cour centrale. Le texte est en hébreu et transcrit en écriture phénicienne. Mais il est malheureusement assez lacunaire :

(n°4.1.1.) 1[Qu’il (dieu)] bénisse leurs jours pour qu’ils puissent avoir [suffisamment] à manger [et . . . ] récitent (des prières) à Yhwh du Témân et Asherat. 2Yhwh du Té[mân] a bien fait [. . . .], planté la vigne [et le figuie]r??. Yh[wh] du Té[mân] a [. . . .]

Dans cette inscription, le terme « Témân » signifie le « sud ». La racine טמן (tet-mem-nun) désigne en effet le sud en général et s’emploie également comme nom géographique (« pays du sud »). Le texte semble donc indiquer que Yhwh était vénéré dans un territoire situé au sud du royaume de Juda, c’est-à-dire en Édom. Notons que, selon le Livre des Juges 5.5, le mont Sinaï est englobé dans ce territoire. Yhwh y est en effet qualifié de zeh sînay, que l’on peut traduire par « celui du Sinaï ». Yhwh deviendrait alors la divinité du Sinaï. Mais un problème se pose… La localisation originelle du Sinaï demeure un mystère. Même les auteurs bibliques semblent ne pas être très sûrs de l’emplacement du mont ! Le livre des Juges le situe en Édom, donc plus à l’est que la péninsule du Sinaï actuelle, même si le texte de Dt 33,2, lui, n’exclut pas entièrement cette deuxième possibilité. Mais dans tous les cas, Yhwh est un dieu du sud. Et il était peut-être même vénéré plus au sud encore…

 

La piste madianite

En effet, c’est chez les Madianites que Moïse rencontre Yhwh dans le chapitre 3 de l’Exode. Ces Madianites font très probablement partie du groupe des Shasou mentionnés par les Égyptiens. Le culte de Yhwh a pu passer d’Édom à Madiân par des échanges commerciaux et culturels, mais il est vraisemblable que les Madianites et les Édomites fassent en réalité partie du même groupe culturel – tout en gardant des particularismes tribaux – ce qui fait du berceau de Yhwh un territoire qui s’étend bien plus au sud de Canaan, dans la péninsule arabique.

Nous savons très peu de choses sur les Madianites en dehors de ce que la Bible nous apprend. La signification du nom Madiân n’est pas claire. Wolfram von Soden, suivit par Ernst Axel Knauf, traduit le nom « Madiân » par « l’étendue ». Cela ferait allusion au fait que son territoire se compose surtout de vallées étendues.

Dans la Tanakh, le Premier livre des Rois mentionne un pays de Madiân (11,17-18) :

Hadad s’était enfui avec des Édomites qui faisaient partie des serviteurs de son père pour aller en Égypte. Hadad était alors un tout jeune homme. Ils étaient partis de Madiân, et étaient arrivés à Parân ; ils avaient entraîné avec eux des hommes de Parân et étaient parvenus en Égypte auprès du Pharaon, roi d’Égypte. Celui-ci donna une maison à Hadad, lui assura sa nourriture et lui donna une terre.

D’après ce texte, le pays de Madiân se trouve au sud et à l’est d’Édom, puisqu’il faut traverser ce territoire pour se rendre en Égypte. Or Thomas Römer mentionne l’existence dans des sources antiques et médiévales d’une ville du nom de Midama/Madyan, (aujourd’hui al-Bad’ en Arabie Saoudite, à l’est du golfe d’Aqaba). Le pays de Madiân pourrait donc être la région entourant cette ville, qui en serait le centre. Des éléments archéologiques découverts dans cette région établissent une chronologie d’occupation allant du XIIIe siècle avant notre ère à l’époque nabatéenne (à la fin de l’Antiquité).

À côté d’al-Bad’, le Wadi Šarma constitue un deuxième centre de la présence des Madianites. On y a découvert de la poterie de Kourraya, dite aussi madianite. On en retrouve la trace dans le Hedjaz (le nord-ouest de l’Arabie), dans le sud de la Jordanie, dans le Néguev et le Sinaï pendant la fin du second et le début du premier millénaire avant notre ère.

Localisation du territoire madianite.

Ces éléments montrent qu’il existait vraisemblablement un groupe culturel commun (que les Égyptiens nomment Shasou) rassemblant les peuples édomites et madianites, et d’une manière générale les différentes tribus vivant entre le nord de l’Arabie et le sud du Levant. Un groupe qui vénérait un dieu Yhwh…

Mais qui était alors ce Yhwh adoré par ces peuples bédouins ? Il devait certainement posséder des fonctions plus restreintes que celles que la Bible lui assigne plus tard.

Yhwh : dieu de la guerre, de l’orage et des steppes

Les caractères anciens de Yhwh transparaissent dans les textes de l’Ancien Testament. En Jg 5, Ps 68, et aussi d’une certaine manière en Ha 3, l’intervention de Yhwh est toujours décrite dans un contexte guerrier. Yhwh y apparaît comme un dieu qui vient en aide à son peuple en guerre.

En même temps, ces textes utilisent un vocabulaire qui évoque les activités d’une divinité de l’orage et de la fertilité. Relisons le verset 4 du chapitre 5 du Livre des Juges :

« La terre trembla, les cieux ont déversé, les nuées ont déversé de l’eau. »

De même, le verset 9 du Ps 68 :

« La terre trembla, les cieux mêmes ont ruisselé. »

Ha 3,8 semble même faire allusion au mythe sumérien du combat de Baal, dieu de l’orage, contre la mer (Yam) et ses alliés, que l’on retrouve dans les textes d’Ougarit en Mésopotamie :

« Le Seigneur (Yhwh) s’est-il enflammé contre des rivières ? Ta colère s’adresse-t-elle aux rivières, ta fureur à la mer, lorsque tu montes sur tes chevaux, sur tes chars victorieux ? »

La venue de Yhwh s’accompagne encore dans ces trois textes de tremblements de terre et d’un affaissement des montagnes, phénomènes typiques lors de l’intervention d’un dieu de l’orage dans de nombreuses traditions. Par exemple, dans un hymne à Hadad inscrit sur une stèle de victoire datant d’environ 1780 avant J.-C. et consacrée au roi Dâduša d’Ešnunna (entre l’Iran et l’Irak actuels), on lit :

i.1Adad, le héros fils d’Anum, 2à qui les grands dieux 5-6ont donné de manière prééminente 2l’accomplissement 3de la force : un rugissement puissant, 4qui fait trembler le ciel 5et la terre ; 7à la tête haute ; dont l’intensité 8de ses éclairs effrayants ii.1fait pleuvoir violemment i.9des grêlons dévastateurs 10sur le pays ennemi ; ii.2le seigneur sur l’ordre de qui 4la prospérité est donnée (au pays) 3depuis son orient jusqu’à son   occident ; 6qui fait abonder 5une crue inépuisable pour le pays.

Toutes ces références soulignent deux aspects de Yhwh : il est à la fois un dieu de la guerre et de l’orage, resplendissant sur les terres qui lui sont consacrées. On comprend alors facilement que cette divinité ait été vénérée par des habitants de régions arides, se trouvant en conflit militaire avec d’autres peuples, notamment avec les Égyptiens.

Il est également possible que Yhwh ait possédé des caractéristiques d’un dieu des steppes. Des sceaux en forme de scarabées, découverts dans le Néguev et en Juda, peuvent sans doute être mis en rapport avec un tel dieu des steppes. Ils datent pour la plupart d’entre eux des Xe et IXe siècles avant notre ère et figurent un personnage, probablement une divinité, domptant des autruches. Pour Othmar Keel et Christoph Uehlinger, dans une publication de 2001, il pourrait s’agir de représentations de Yhwh. Et si cette interprétation est juste, on aurait alors une indication sur le fait que Yhwh n’a pas été seulement vénéré comme un dieu de l’orage, mais aussi comme une divinité des steppes, des régions arides.

Relevé d’une inscription de Kuntillet Ajrud (Israël), figurant Yhwh et Ashérat. VIIIe siècle avant J.-C.

Enfin, Yhwh n’était pas seul. Il était entouré d’autres dieux, mais surtout, il possédait une parèdre, une épouse divine ! L’inscription de Kuntillet Ajrud, parmi d’autres documents, fait mention d’Ashérat, qui est placée aux côtés de Yhwh dans un culte commun. Ashérat était vraisemblablement une déesse de la fécondité et de la fertilité, et on comprend alors son lien avec le dieu de l’orage.

Conclusion

Le chapitre 3 de l’Exode, pilier dans notre enquête sur les origines de Yhwh, montre un dieu qui paraît étranger à Moïse. Un dieu qui, d’après le nom qu’il dévoile pour la première fois, serait originairement vénéré par des peuples du sud du Levant ou du nord de la péninsule arabique : les Édomites et les Madianites. Les sources textuelles et archéologiques confirment l’existence de ces peuples, que les Égyptiens regroupent sous le terme de Shasou. Mais le Yhwh qu’ils vénéraient, dieu de l’orage, de la guerre et des steppes, résidant sur une montagne, était très différent du Yhwh de la Bible.

Que ce soit par le biais de Moïse ou plus prosaïquement par des échanges commerciaux et culturels avec les peuples bédouins, c’est lorsque les Hébreux se sont appropriés ce Yhwh qu’il est devenu le dieu unique et universel. Dès lors, tous les autres dieux ne s’avèrent être pour les Hébreux que des faux dieux ou des formes partielles de Yhwh, qu’il convient d’abandonner puisqu’il s’est désormais révélé lui-même. Mais ce processus de transition entre le polythéisme et le monothéisme ne s’est toutefois pas fait en un jour, comme les nombreuses références bibliques au « passé » de Yhwh le montrent.

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